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Photo du rédacteurMathilde HUMETZ

PLATEFORMES NUMÉRIQUES : LES EXPLOITÉS EXPLOITANTS

Alors que la plateforme Deliveroo déclare avoir une « politique de tolérance zéro » sur la sous-location des comptes, le tabou se lève enfin sur ce phénomène d’ampleur.


Devenir rider indépendant pour une plateforme numérique nécessite d’accomplir quelques formalités juridiques et administratives : choix de la forme juridique de son entreprise, enregistrement au RCS et obtention du KBIS, attestation de vigilance Urssaf.


En effet, le mécanisme de sous-location des comptes est simple : le détenteur d’un compte le sous-loue à une tierce personne, moyennant une contrepartie disproportionnée. Sur les réseaux sociaux, les annonces peuvent aller jusqu’à 250 € la semaine, ou bien moyenner une rémunération à hauteur de 50 % des gains réalisés par le livreur.


La rentabilité de ce business repose avant tout sur le profil précaire des sous-locataires, qui sont le plus souvent des étrangers sans autorisation de travail ou des mineurs…qui n’ont pas beaucoup d’autres solutions pour subvenir à leurs besoins.


Le 11 janvier 2022, un livreur mineur décédait à Lille, succombant à l’accident de la route dont il avait été victime.  L’évènement n’est pas inhabituel pour les plateformes : d’autres accidents ont eu lieu à Montpellier, Bordeaux…


Parmi ces plateformes, Deliveroo affiche sur son site une politique de lutte contre la sous-traitance illégale. Elle indique que si les livreurs ont le droit de sous-traiter leurs prestations à un tiers, ils sont néanmoins responsables « de la gestion de cette relation et de sa rémunération » et doivent effectuer eux-mêmes les démarches nécessaires à la sous-traitance (déclaration, vérification des titres…). La plateforme prévoit également l’envoi d’un formulaire attestant que le sous-traitant est en possession de tous les documents nécessaires pour travailler en France.  


La plateforme a également mis en place un système de reconnaissance faciale : à tout instant les livreurs disposeront d’un temps limité pour envoyer un « selfie » qui doit correspondre à l’identité du détenteur du compte.


Uber, également concerné par ce business, affirme « collaborer avec les services de police » pour lutter contre la sous-traitance illégale et déclare désactiver entre 300 et 500 comptes chaque mois.


Les moyens affichés pour lutter contre cette forme de travail illégal paraissent colossaux mais il n’en est rien : plusieurs témoignages de livreurs expliquent la façon de détourner facilement toutes les procédures mises en place.


La sous-location des comptes de livraison s’analyse donc en une opération de sous-traitance : «l’opération par laquelle un entrepreneur confie (…), à une autre personne appelée sous-traitant l’exécution de tout ou partie du contrat» (Article 1 de la loi du 31 décembre 1975).


Mais bien souvent, aucun contrat de sous-traitance n’est établi entre le détenteur du compte et le livreur, de sorte que les obligations des parties ne sont pas fixées : paiement du prix, exécution des tâches matérielles, devoir de conseil


Il s’agit d’une situation économique et sociale dangereuse pour les travailleurs : sans contrat, ils ne sont pas certains de récupérer les gains de leurs courses, lesquels sont crédités sur le compte du vrai propriétaire… plusieurs témoignages de livreurs en ce sens ont confirmé cette hypothèse.


Les conditions de travail des travailleurs numériques sont précaires. Celles des travailleurs en sous-location le sont plus encore.


Payés à la course, l’exposition de ces travailleurs aux risques professionnels de l’article L.4161-1 du Code du travail est conséquente : risques routiers, températures extérieures, travail en horaires atypiques, risques psychosociaux… 


Les propriétaires de ces comptes peuvent se rendre coupables des délits de prêt illicite de main d’œuvre ou de marchandage, punis de 5 ans d’emprisonnement et de 75.000 € d’amende.


Le prêt illicite de main d’œuvre revêt un intérêt certain pour les entreprises, qui cherchent toujours plus de compétences professionnelles et techniques. Pour qu’il soit licite, l’accord du salarié doit être formalisé par un avenant au contrat de travail, ainsi que par une convention de mise à disposition tripartite.


Par ailleurs, le prêt de main d’œuvre à but lucratif est nécessairement illicite et sanctionné de 2 ans d’emprisonnement et 30.000 € d’amende.


Le délit de marchandage est constitué lorsqu’une opération à but lucratif a pour objet exclusif le prêt de main d’œuvre et cause un préjudice au salarié ou écarte les dispositions légales ou conventionnelles (article L.8241-1 du Code du travail).


En d’autres termes : le salarié qui n’est plus le subordonné de son employeur, mais du client de son employeur, subit les conséquences négatives de ce transfert auquel les parties y ont un intérêt financier.


Ce délit est sanctionné sur le plan pénal (2 ans d’emprisonnement et 30.000 € d’amende) et administratif (interdiction d’exercice, fermeture administrative).


La jurisprudence apprécie in concreto le préjudice causé au salarié. Les juges ont par exemple caractérisé un préjudice en raison d’une erreur sur la Convention collective applicable, qui avait eu pour effet de priver le salarié d’un treizième mois. (Cour d’appel de Chambéry, 11 févr. 2021, RG n° 20/00145)


Il va sans dire que l’absence même d’un contrat de sous-traitance cause nécessairement un préjudice au salarié. Le délit de marchandage est souvent caractérisé en présence d’un prêt illicite de main d’œuvre. 


Les plateformes numériques peuvent se rendre coupables des délits de travail dissimulé et d’emploi irrégulier d’étrangers.


Le délit de travail dissimulé qui vise l’hypothèse d’une dissimulation d’activité ou d’emploi salarié, engendrant un véritable déséquilibre dans le prélèvement des cotisations sociales et patronales, est lourdement sanctionné au plan pénal (3 ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende), civil (régularisation des cotisations) et administratif (fermeture administrative, dissolution de l’entreprise…). Il peut, par exemple, être constitué par le délit de prêt illicite de main d’œuvre ou de marchandage.


L’emploi irrégulier d’étranger vise l’hypothèse dans laquelle un salarié ne dispose pas d’autorisation de travail. En effet, repose sur l’employeur le devoir de vérifier que ses salariés sont autorisés à travailler sur le sol français. La bonne foi de l’employeur est prise en compte par les juges, qui peuvent prononcer des sanctions pénales (5 ans d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende par salarié en situation irrégulière) et administratives (exclusion des marchés publics pour 5 ans).


Lorsque l’infraction est constatée par l’Inspection du travail, le salarié irrégulièrement embauché est assimilé à un salarié régulièrement embauché.


En conséquence, il bénéficie des dispositions du Code du travail : protection de la maternité et de la paternité, durée du travail, santé et sécurité, ancienneté, intégralité des salaires et accessoires, salaire minimum, indemnités de congés payés, majoration des heures supplémentaires, primes et indemnités diverses, indemnités de rupture…


En l’espèce, les livreurs devraient tout d’abord saisir le Conseil des Prud’hommes d’une action en requalification en contrat de travail pour pouvoir bénéficier des règles du salariat…


Mais la raison principale qui demeure un obstacle à ces condamnations est la précarité financière et sociale de ces travailleurs : sans autorisation de travail et sans rémunération minimale, comment assurer la défense de ses intérêts ?


Les détenteurs de compte qui pratiquent la sous-location tirent largement le bénéfice de ce business : ils sont rémunérés pour un travail qu’ils n’effectuent pas.


Par ailleurs, les plateformes numériques tirent, elles aussi, le bénéfice de cette main d’œuvre qui se plaint si peu de conditions de travail en pleine régression.


En plus de ce phénomène alarmant pour le droit du travail, les « zones blanches » se multiplient dans les villes. Payés à la course, les livreurs sont bien souvent contraints de se déplacer avec un scooter afin d’aller plus vite. Les nuisances sonores générées agacent fortement riverains et commerçants. Certaines plateformes numériques ont alors opté pour des mesures drastiques en déterminant des zones dans lesquelles les livreurs ne peuvent recevoir aucune commande.


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